Interview du hêtre pourpre de l’abbaye de Bonport
Propos recueillis par Martine Pastor. Mai 2012
Frère Hêtre, pouvez-vous nous parler de votre enfance ? Je crois savoir qu’elle a été très heureuse ?
C’est vrai. J’ai eu la chance de naître dans une communauté très unie, où on se serrait les branches et où la question de… l’Etre était au centre de tout.
Votre famille est très nombreuse en Normandie, vous y avez vos racines ?
Oui et non. Voyez-vous, nous autres les hêtres avons besoin d’un sol argilo-calcaire frais, bien drainé. Quand, en plus, il n’y a pas trop de soleil, c’est le paradis. Le soleil est l’ennemi des jeunes hêtres. Certains de nos jeunes qui s’installent imprudemment dans des clairières ou des coupes à blanc se dessèchent et meurent. Aussi, quand nous sommes adultes, croyez-moi, pas question de laisser passer ce maudit soleil : il n’arrive jamais à percer au travers de notre feuillage, très dense et très serré. Nous sommes une essence d’ombre et nous en sommes fiers.
Est-ce que ce n’est pas là une pierre dans le jardin du chêne qui est une essence de lumière ?
Ah ! Parlons-en de ce snob de chêne ! Monsieur se donne des grands airs, monsieur n’aime pas notre compagnie. Monsieur a besoin de toute la place et pas seulement sur terre, mais au-dessous ! Ses racines font des kilomètres ! Et en plus, il les cache, comme s’il avait honte de ses origines ! Pas si loin d’ici, dans le Pays de Caux, les racines des hêtres maintiennent fièrement la terre des talus qui entourent les fermes.
Justement, pourriez-vous me parler un peu de votre famille ? Vous avez changé de nom au Moyen Age, pour quelle raison ?
Oui, les Romains nous appelaient « fagus ». Le mot s’est déformé au cours des siècles, au Moyen Age on disait « fage », quelquefois « fayard », le plus souvent « fau » ou « fou ». Vous comprendrez pourquoi nous avons dû changer de nom…
Si je comprends bien vous êtes le parrain du Puy du Fou…
Eh oui !
Et le mot fouet ?
A ma grande honte, je dois avouer que nous sommes à l’origine du mot puisqu’il était fait de baguettes de hêtre. Je profite de l’occasion qui m’est donnée pour demander pardon aux enfants d’autrefois. Mais on m’a dit qu’aujourd’hui on n’a plus besoin de châtiments corporels, les enfants peuvent rester assis des heures durant sans bouger, devant des images qui bougent. Des images qui bougent ! N’est-ce pas là invention diabolique ? Je n’ose y croire….
Je crains que oui. Mais, à propos de diableries, dites moi, on m’a parlé de quelques membres de votre famille qui se sont compromis avec des sorcières….
Chut ! Malheureuse pas si fort ! Mais je dois le confesser, de source bien informée, le manche de balai des sorcières était en hêtre. Que voulez-vous, les distractions étaient rares à l’époque et nous n’avions pas souvent l’occasion de voyager…
Beaucoup de vos ancêtres ont occupé des sièges importants je crois ?
Oui. On peut même dire qu’ils occupaient des situations assises. Beaucoup ont fini en bois de chaise ou de fauteuil. J’ai entendu dire aussi, par un oiseau de passage, que certains de mes cousins éloignés, qui vivent à l’étranger, servent de mâts centraux aux tentes des chamanes.
Votre grand oncle de la Bunodière va bientôt fêter ses 300 ans ?
Ah ! l’oncle de la Bunodière ! C’est un hêtre cher ! et quelle stature ! Quelle allure pour ses 300 ans ! Pensez qu’il s’élance à 42 m de hauteur. Il habite la forêt de Lyons, la plus grande hêtraie de France sinon d’Europe. Il est bien parti pour atteindre les 900 ans, comme mon cousin de Montigny, en Eure et Loir. Mon seul regret est que je ne pourrai me rendre à son anniversaire. Que voulez-vous, malgré mon jeune âge - je n’ai que 188 ans - je manque un peu de mobilité.
Pardonnez-moi cette question délicate, qui sera ma dernière question : vous comptez dans la population des hêtres de couleur, ont-ils eu à souffrir de cette particularité en terre normande ?
Ils ont eu la chance d’échapper à l’apartheid qui a sévi jusqu’au 18è siècle. Pensez que les hêtres pourpres sont apparus spontanément, dans un secteur bien délimité, qui comprenait l’est de la France, la Suisse et la Bavière. Certains pauvres gens y ont vu un signe de la réprobation divine pour le sang versé : crime, guerre… Heureusement, pas de ces superstitions en Normandie. Et ici, à l’abbaye de Bonport, je suis particulièrement choyé.
Vous avez eu également des industriels dans votre famille ?
Vous pouvez même dire que nous sommes à l’origine de l’industrie du verre en Normandie ! L’histoire est d’ailleurs intéressante et je la tiens de mon grand-père qui la tenait du sien, qui avait été témoin de la découverte. Vous savez qu’il faut de la soude pour fabriquer le verre, or au 5è siècle, à cause des invasions barbares, plus de soude puisqu’elle venait d’Orient et que le commerce international était perturbé. Que faire ? Un verrier ingénieux a réfléchi. Puisque la soude est utilisée comme lessive, pourquoi ne pas employer la lessive de sa femme ? Et il est donc allé emprunter le pot contenant les cendres de bois de hêtre et de fougères dont se servait madame pour laver plus blanc dans la rivière. Ca a marché, et les ateliers des maîtres-verriers sont venus s’installer en bordure de nos forêts, tout à côté de nous, pour utiliser nos compétences !
Vous êtes aussi une grande famille de lecteurs…
Oui, sans me vanter, nous sommes même à l’origine du livre, ou plutôt du bouquin… Le mot Buch en allemand, le mot book en anglais sont des dérivés de notre racine « fagus », par correspondance du F et du B. Sans compter que notre écorce et notre aubier ont servi de papier pendant un temps, comme ceux de bouleau et du tilleul d’ailleurs.
Merci monsieur le Hêtre pour cette interview exclusive.