De la prospérité à la désuétude : une ancienne filature à Rouen attend son réveil.
Dans le quartier du Mont-Gargan, à Rouen, si vous passez route de Lyons-la-Forêt devant une grande bâtisse de briques, avec de nombreuses fenêtres, ce n’est pas une fiente de pigeon qui risque de vous tomber sur la tête, mais plutôt, par temps de grand vent, un morceau d’ardoise, une planchette de bois ou un morceau de gouttière.
Nous sommes devant l’ancienne filature Léveillé, devenue caserne, puis garage municipal. Ce beau bâtiment industriel, à l’architecture harmonieuse, fait pitié et il n’est pas vain de penser à une injustice si l’on considère qu’une réhabilitation intelligente, pour un nouvel usage, lui rendrait toute sa beauté. D’autant plus que c’est maintenant le seul témoin debout du riche passé industriel de cette voie à l’Est de Rouen. Ce secteur qui était devenu désert, triste, digne d’un décor pour un roman policier glauque, a connu récemment une longue réhabilitation, avec une mise en valeur de la rivière Aubette, avec pour voisines des activités liées aux domaines de la médecine, l’hôpital de Rouen étant proche. Ce serait une cerise sur le gâteau si le bâtiment dont nous allons narrer l’histoire retrouvait toute sa splendeur.
Mais d’abord, qui était cette famille Léveillé ? Pour cela, il faut nous transporter à la Ferté-Macé, dans l’Orne. Le onze novembre 1792, naît un garçon, Charles François LÉVEILLÉ, fils de François Léveillé et de Pélagie Lorgueilleux. Marié une première fois avec Adèle Bodin, le cinq septembre 1820 à Domfront (Orne), il épouse en secondes noces une autre Bodin prénommée Anne cette fois , à Rouen, le vingt-cinq mars 1840. Il habitait alors rue Préfontaine, numéro 10.
Il avait fondé une filature route de Lyons-la-Forêt (qui était alors en impasse) équipée de dix-huit mille cinq cent broches en 1853. Puis une teinturerie rue Préfontaine et un dépôt de coton écrus et teints, rue du Gros-Horloge.
Notons qu’au mois de décembre 1824, il était déjà à Rouen, lors de la naissance de ses deux jumeaux, Charles Jules et Adèle Louise, enfants d’ Adèle Bodin.
Charles François Léveillé décède le 14 mars 1867. Son fils Charles Jules Léveillé prend la succession de son père. Mais il meurt le six novembre 1880. Comme il n’y a personne pour reprendre les activités de la famille, la ville de Rouen devient propriétaire des bâtiments.
L’armée est intéressée par la filature et la réquisitionne. Ce n’est qu’en juin 1889 que l’ancienne filature devenue caserne est baptisée du nom de TRUPEL, brillant militaire ayant servi vaillamment Napoléon I° (30 ans de service, 23 campagnes, 6 coups de feu et autres blessures, selon son obélisque funéraire au cimetière monumental de Rouen). Il est né à Yvetot en 1771. La maison natale existe toujours.
Installer des chambrées dans de vastes salles vouées à l’industrie a posé de sérieux problèmes pour l’hygiène et l’aération. En effet, les étages sont constitués de vastes espaces sans cloison. Les planchers, supportés par des poutres en bois, reposent sur des colonnes de fer ou de bronze.Cela serait un endroit idéal pour créer des lofts, comme cela a été fait rue d’Elbeuf, à Rouen, dans les anciens entrepôts des Nouvelles Galeries, à l’origine une filature.
C’est le moment de rappeler quelques caractéristiques de la filature Léveillé : un rez-de-chaussée, deux étages et un grenier mansardé ; 49 m55 de long sur 15 m de haut ; un fronton de 15 m de longueur sur les façades avant et arrière.
En 1905, en haut des façades avant et arrière, les murs avaient une tendance à s’écarter du dernier plancher (huit cm au maximum). Le problème a été vite résolu en installant des tirants de fer. Après quelques travaux complémentaires, la structure n’a pas bougé depuis.
Pendant la première guerre mondiale, les soldats anglais y trouveront un hébergement. Ensuite sera installé un important dépôt régional de matériel pour le Service de Santé de l’armée. Pendant la deuxième guerre mondiale, une petite unité allemande garde des soldats britanniques prisonniers. Puis ce sera le tour des soldats allemands d’être gardés par les anglais. En 1946, il y avait un baraquement, infesté de parasites, vétuste, qui servait à abriter des « sans logis », pour la plupart des « vieillards, appelés à disparaître », selon une note de la mairie à l’époque. Par la suite, un bâtiment loué en logement amènera quelques soucis avec les locataires.
En 1962, le ministre des armées abandonne le droit d’usufruit de l’Etat sur la caserne. En mars 1963, la municipalité de Rouen en fait un garage municipal. Ce dernier déménagera pour la rive gauche au début des années 2000.
Il ne restera en ces lieux qu’une base pour l’entretien des rues pour l’Est de Rouen. Pour combien de temps ?
Depuis, seuls les fantômes de ceux qui sont passés en ces lieux se promènent dans l’ancienne filature. Que va-t-il devenir ? Il y a de temps en temps les élèves de l’Ecole d’Architecture de Normandie, à Darnetal, qui travaillent sur des projets de réhabilitation, avec maquettes, plans et photos. Mais jusque-là, ils ne sont restés que des exercices scolaires. C’est à nous tous de montrer la valeur de ce bâtiment et toutes les possibilités qu’il offre pour éviter que la facilité ne consiste à raser purement et simplement le rescapé de l’activité industrielle de la route de Lyons-la-Forêt.
Dominique Samson
04 août 2022